Introducson (M. Parme)

       Un beau jour, M. Parme, collectionneur en tout genre et propriétaire d’une petite boutique à Toulouse, se réveilla aveugle. Son état l’étonna beaucoup. A vrai dire, il n’avait rien vu venir. La veille encore, sa vue si nette, si précise, si tranchante lui permettait de distinguer les vrais trésors des fausses trouvailles, de faire la part entre d’authentiques pièces de collection et de mauvaises imitations. Livres anciens, cartes du monde, pièces de monnaie, drapeaux d’Etats disparus, pendant trente ans M. Parme avait aiguisé son regard au contact d’objets hétéroclites qu’il avait collectionnés et amassés en quantités invraisemblables. Il avait cultivé l’art d’observer, d’analyser, d’interpréter les traces les plus ténues, les signes les plus infimes, les marques les plus discrètes, et de tirer des conclusions parfaitement chiffrées quant à la vraie valeur des choses. Son expertise de l’œil complétait celle de son esprit qu’il avait par ailleurs modelé, taillé, sculpté à l’aide du cuir corné des épaisses encyclopédies qui garnissaient les étalages de sa boutique. Ce savoir intrigua, des rumeurs circulèrent : chaque jour, des dizaines de personnes franchissaient ainsi le pas de sa porte avec le vœu à peine voilé de le voir à l’œuvre, lui, le maître disait-on, occupé à chercher, scruter, sonder les mille et un détails d’un Jules Verne centenaire ou d’une carte de Formose, lui qui semblait trouver dans leur poussière des particules plus nobles encore que la plus fine des poudres d’or.

          Lorsque je rencontrai M. Parme, la vue l’avait déjà quitté. Son amour des objets et des collections était toutefois resté, bien que sa cécité ne lui permettait plus de vendre ou d’acheter quoi que ce soit. Dans sa boutique, il collectionnait autre chose. L’idée lui était venue quelques semaines après que ce rideau opaque noir ne fut tiré entre le monde et lui. Il avait demandé à son frère Marin, voyageur aguerri et fin preneur de son, de lui faire parvenir certains de ses enregistrements audio. Leur origine devait toutefois rester secrète : il incombait à M. Parme de deviner l’identité et le contexte de ces prises à partir de leurs seuls indices sonores. Ce jeu, espérait-il, affuterait son ouïe et en ferait un œil ; un œil de substitution, sans rétine ni paupière, jamais fermé, toujours alerte, et dont l’extrême précision devait un jour lui permettre, comme il aimait à le dire, de “voir sans sa vue”.

          A ce jeu des devinettes sonores, il devint très vite très fort. Son oreille paraissait aussi perçante que son regard – du moins c’est ce que certains disaient. Des rumeurs circulèrent à nouveau. De petites foules prêtes à faire les yeux ronds revinrent garnir sa boutique pour le voir dénommer des bruits d’ambiance, mais lui, plutôt que de défaire une énième fois la valise sonore de son frère qu’il connaissait d’ailleurs par cœur, décida d’organiser des ateliers d’écoute et demanda à chaque participant de bien vouloir venir muni d’un son. Tout le monde joua le jeu. Moi compris. Il récupéra certaines prises, ses préférées, et commença une collection. C’était en 2015. Quatre ans plus tard, mon catalogue personnel ne cesse de s’agrandir, et M. Parme est mort. Mes enregistrements sont certainement l’écho de ses leçons de son, les porte-voix d’une passion simple pour les choses les plus modestes, blotties ici et là dans les replis du vaste habit du monde que les oreilles fonctionnalistes souhaiteraient voir lisse et sans couture. Si M. Parme n’existe plus que dans les ondes réverbérées de mon imaginaire remuant – d’ailleurs, en a-t-il déjà été autrement ? – reste cette question que sa voix impossible appréciait de poser : quoi de plus agréable que le crépitement d’une pluie sur la toile imperméable d’une tente ?