Aurore connaissait bien M. Parme. Elle l’avait côtoyé à l’époque où son regard perçait encore les verres poussiéreux de ses petites lunettes rondes. Elle se rappelait ces longues après-midi passées dans les ténèbres humides de sa petite boutique à retourner bacs et cartons pour dénicher, coincées entre un texte sur le Kriegspiel et des tracts de l’IS, des photos d’ouvrières oratrices des années 68. Un projet de thèse l’occupait alors – projet qui, à l’image de ces exemplaires cornés et jaunis de Socialisme ou Barbarie enfouis sous d’immenses piles montant jusqu’au plafond, semble aujourd’hui bien enterré. Cependant Aurore n’a pas renoncé à ses travaux, pas plus qu’elle n’a cessé de s’intéresser aux archives de la parole politique. Elle a d’ailleurs fini par commencer de les documenter. De slogans militants en batucadas manifestantes, son micro s’est mué au fil du temps en un réceptacle analytique et mémoriel du répertoire sonore de l’action politique.
Quand M. Parme reprit contact avec elle, elle eût une envie irrépressible de lui faire entendre l’une de ses premières phonographies réellement mémorable – et tant pis si celle-ci n’avait rien d’une énigme. C’était à Toulouse, en 2016, sur le campus du Mirail (depuis rebaptisé Université Jean Jaurès). Un militant s’égosillait sur fond de percussions estudiantines : un reflet sonore à peine déformé de la fac ; engagée et créative, parfois jusqu’aux limites d’un charmant ridicule.
Elle quitta la fac, prit la route de la rue et s’intéressa à l’usage sonore que les rassemblements se proposaient d’en faire. Elle écouta avec une sympathie quelque peu incrédule les indéboulonnables sonos de ces caravanes syndicales cracher les mêmes mots d’ordre, les mêmes slogans, les mêmes prophéties faussement auto-réalisatrices de grève générale, les mêmes invitations à « ne rien lâcher », les mêmes morceaux de Trust ou d’AC/DC, bref les mêmes ondes sympathiques mais terriblement inertielles de mouvements sociaux trop soucieux de régler d’avance, par leur rapport à la coutume, les perspectives de leur espace sonore.
Elle s’intéressa alors à deux types de projectiles audios dans le ciel de ces rues non-sonorisées. Le premier : la parole spontanée, les slogans éructant. Le second : les cortèges musicaux aux rythmes et textes militants. Plus que d’autres, les premiers rassemblements de Gilets jaunes avaient usé de ces deux modes de frappe. A l’hiver 2018, ces manifestants pour la plupart non affiliés, non-encartés, avaient élevé les premières charpentes de leur culture phonique sur les ruines encore fumantes de ritournelles militantes savamment ignorées. Leurs premières constructions étaient d’heureux amas de matériaux hétéroclites : slogans, chants, cris, hymne national, sifflets : autant de pavés et de sacs de ciment sonore pour apprendre à faire corps.
Cette quête phonique du mouvement faisait écho à sa quête identitaire : en ses débuts les deux extrémités du champ politique – électeurs lepénistes et militants du black bloc – marchaient côte à côte sans que personne ne puisse encore prédire laquelle de ces deux jambes prendrait le pas sur l’autre. Des tentatives d’intrusion dans l’espace vocal, parfois discrètes, parfois effrontément bruyantes, laissaient entendre cette lutte intestine.
Ces manifestations non-déclarées n’avaient ni ligne de départ ni point d’arrivée : sans itinéraire fixe, sans parcours préétabli, elles avançaient avec pour seule boussole l’intuition de leur visibilité, de la gêne ou des dommages qu’elles pouvaient générer. Et des esquives qu’il s’agissait d’improviser une fois le face à face venu. Points de rassemblements, zones proscrites de dispersion, lieux d’envahissements : la stratégie s’inventait en marchant.
Parfois les boulevards sonnaient comme un festival off, avec ses jams, ses concerts improvisés et l’écho de la chorale contestataire qui constituait la tête d’affiche. Le temps de quelques demi-tons, les manifestants devenaient d’attentifs auditeurs ou, mieux, de remuants spectateurs, et les gaillards casqués qui les encadraient les agents de sécurité de leur rave politique.
Aurore suivit ce fleuve jaune jusqu’à son confluent. Plusieurs de ses poissons phoniques iraient nager dans ces eaux nouvelles où elles accoucheraient d’insolites espèces. Si le bassin de la convergence des luttes n’irriguait pas encore l’ensemble des vallées, les mélopées de son énergique clapotis, quant à elles, se donnaient déjà à entendre.
Les premières marches pour le climat l’avaient étonnée par la hauteur de leur timbre de voix : de très jeunes gens souvent vierges de toute expérience politique faisaient fuser dans leur ciel vert les ondes juvéniles de leur soudaine indignation. Par ailleurs, Aurore releva avec une satisfaction toute personnelle les harmoniques féminines de ces jeunes voix qui se trouvaient à la fois à l’aval et à la source de ces cascades vocales : leurs lèvres épousaient la forme de mégaphones que le genre opposé, seul, ne pouvait plus revendiquer.
Puis elle sentit battre dans le cœur d’une Gay-pride allemande l’appel d’un autre continent : celui du rire. Ici, les slogans n’irriguaient plus les veines de la rage, de la colère ou de l’indignation, mais les canaux organiques de l’humour décalé. L’outrance ironique d’une parole scandaleuse rendait la marche aussi plaisante que revendicative. En effet, quoi de plus surprenant pour la bourgeoisie bavaroise que d’entendre, par un beau samedi d’été, d’énergiques appels à d’immédiats coïts anaux ?