Deriver, délier (Lilas)

       Lilas relut plusieurs fois la lettre de Marin. Certes elle en avait saisi le sens – son frêre aveugle demandait des sons pour entraîner son ouïe – mais l’infini des trajectoires tracé par ces lignes lui semblait franchement déroutant. Le plateau organique de ce jeu d’écoute paraissait sans limite. Par ailleurs, Marin s’était trompé sur la personne : il avait confondu Lilas et son amie Colombine, chasseuse de nappes électroniques et de vraie-fausse musique concrète. Sa méprise s’expliquait sans doute par ce synthé ferroviaire vers lequel Lilas, une fois, avait aiguillé son ouïe.

       Il faut dire que les pratiques phonographiques de Lilas et de son amie étaient presque jumelles. Si la seconde aimait errer dans les confins de l’abstracson, la première appréciait de promener ses micros dans des aires indécises où le mariage des ondes  affolait les boussoles de l’audition. Sa grande spécialité était la rencontre dans une même prise de sons on ne peut plus étrangers ; collisions d’une voix et d’un piano tombant d’une fenêtre, d’un accordéon pour touriste et d’une batterie de conservatoire, du clavier de Max Linder et d’un muezzin sénégalais. Elle avait été appelée à ce genre de jumelages par un muezzin justement, turc, qui, un soir d’errance à Istanbul, avait posé sa voix sur la répète d’un groupe de rock.

Le rock du minaret(Université Galatasaray, Istanbul, Turquie, 2015)

       Ainsi l’encre du hasard avait-elle donné corps aux notes de son premier récit sonore. Récit en effet ; elle venait de l’entendre : deux sons mis côte à côte pouvaient composer le prologue d’une intrigue. Une personne pouvait devenir un personnage, une musique d’ascenseur une bande originale, une annonce dans une gare la voix-off d’un narrateur. Elle en eût une étonnante confirmation, une nuit, dans un parking souterrain. Elle y était allée pour enregistrer la musique classique que diffusaient ses haut-parleurs. Franz Liszt l’avait accueillie ; le drone d’une led avait suivi.

Un rêve d'amour dans un parking(Esquirol, Toulouse, France, 14 juillet 2016 (musique : Liebestraum, Franz Liszt))

       Trois jours après sa rédaction, ce Liebestraum, littéralement ce rêve d’amour connut une seconde fin. Alors qu’elle marchait dans la rue, Lilas entendit une mélodie descendre en rappel de la fenêtre d’un appartement. Il ne lui fallut pas longtemps pour la reconnaître. Mirage ? Miracle ? Du parking souterrain aux pavés sous ses pieds, l’histoire remontait, inconsciente, à la surface.

Un rêve d'amour trois jours plus tard(Rue Saint-Rome, Toulouse, France, 17 juillet 2016 (musique : Liebestraum, Franz Liszt))

       Une amitié sonore se noua avec les spectres des compositeurs de ces parkings. Elle commença à leur rendre visite, eux dont l’unique compagnie était ces pauvres autos muettes, nomades et si tristement endormies. Elle descendait les escaliers jusqu’au sous-sol de leur tombeau, saluait avec respect la paix de leur sépulcre puis attendait, fébrile, le dialogue d’une musique et d’un bruit contingent.

Le caillou de l'automne(Parking Saint-Michel, Toulouse, France, 2017)

       Dans une rue de Montmartre, un piano – encore un – infuse une atmosphère de mystère. Lilas accompagne la dérive de ses arpèges dans le ruisseau des voix passantes. Soudain, une phrase, comme un galet face au courant : « tu choisis la suite de l’histoire ». Les premiers mots d’un conte sonore. D’autres jaillissent comme des ricochets – un « film » une « salle » des « livres en quête de héros » – ou d’héroïnes ; une jeune fille ici qui surgit. Le piano s’en va. Un violoncelle arrive. L’enfant s’exclame – qu’a-t-elle vu ? On ne le saura : une voiture est passée.

       Un écho qui ricoche, des souvenirs qui dérapent : des rires d’enfants devant un film muet. Et la voix de vertige d’un muezzin sous la lune. L’appel était lancé. Lilas ne se fit point prier : elle s’éloigna du projecteur, dégaina son micro et démarra sa prise. Elle s’amusa de ce que cette voix accompagna la partition d’un film muet. Sa phonographie était d’ailleurs le reflet inversé de ce cinéma : une bobine sonore à laquelle manquaient des images. Sans ces-dernières, comment comprendre son intrigue ? Demeuraient cependant celles qui se forment non pas devant mais derrière les paupières. 

Max Linder muezzin (cinéma en plein-air)(M’bour, Sénégal, 2017)

       A l’aéroport de Charleroi, quelques minutes avant d’embarquer, Lilas entendit rebondir le cœur d’une valise, sans doute excitée par la promesse d’un voyage. Que pouvait bien porter son pouls pressé ?

Clac clac clac clac clavier(Aéroport Charleroi, Bruxelles, Belgique, 2017)

       Lilas s’aventura plus avant sur ce chemin. Elle ne cherchait plus les cairns qui balisaient ses premières prises de son mais errait, les oreilles grandes ouvertes, dans les hautes herbes de l’écoute. Elle me raconta comment l’une de ses dérives la conduisit dans un bocage sonore, rétif à toute cartographie : à Lyon, sur le parvis d’une église, un accordéon et une batterie distants d’une cinquantaine de mètres se virent unis par les liens d’un travelling : celui de ses pas. Mariage puis divorce sur l’autel désert d’une église disparue.

       Sur la terrasse du crépuscule, à l’heure fameuse de leur entrée en scène, des grillons trinquent à la santé de la nuit. Dans leur verre, un café noir pour faire cri-cri jusqu’au matin. Dans le lointain, un cortège d’humains chante en passant la teinte de leur breuvage. Plus loin encore, au bout de leur refrain, un groupe d’instrumentistes saoûls improvise déjà, sans même le savoir, la transition de leur chanson sans fin.   

       Il arrivait toutefois que l’étrangeté parfois confondante de ses déplacements reliait des ilots sonores sans former d’archipels. Tous les repères s’effaçaient, se perdaient et avec eux ses auditeurs. Devant ce constat, elle commença d’aller à rebours de ces méthodes d’approche, sans pour autant tourner le dos à leur vieil horizon. Elle décida simplement de fixer son corps sur le lieu élu d’un point d’écoute. Son micro stéréo ? Un mirador sonore sur une frontière. Un pays dans l’oreille droite, son voisin dans l’oreille gauche. Au milieu deux langues et deux cultures en tous points étrangères. En Allemagne, au cours d’une fête foraine, elle mit ce principe en pratique : d’un côté, les spasmes d’un beat d’outre-tombe, de l’autre la promesse caverneuse d’un monde plein de mystère (« eine geheimnisvolle Welt »).

       Et M. Parme, me direz-vous ? Sa place dans cette histoire ? Aussi minime qu’immense, vous répondrait Lilas. Minime en ce que l’ensemble des phonographies ici proposées furent pensées et saisies bien avant qu’il ne les demandât : point de mot à lui, donc, dans ce discours de la méthode. Immense en ce que l’effort d’archivage, de sélection, de tri fourni par Lilas avait rebouché certains sillons de ses champs sonores et défriché des terres encore trop peu arpentées. L’enracinement de ses points d’écoute et la réception parfois attentiste de sonorités antagonistes furent l’occasion d’une restructuration de sa pratique. Restructuration : un mot affreux pour une personne aussi ludique mais qui désignait bien ce qui se jouait désormais : un intérêt plus affirmé pour les conditions de productions des sons, conditions matérielles et humaines, qui délimitaient et déterminaient les coordonnées sonores d’un espace social.

       Elle se rappela un de ses amis, Walter, dont la pratique phonographique creusait ce même sillon. Il avait trouvé dans une cité toulousaine un terrain de jeu pour cette écoute que d’aucuns diraient sociologique (terme qu’il refusait cependant) : le voisinage paradoxal d’un silence résidentiel et du flux hurlant d’un couloir aérien. Il en avait même tiré un documentaire sonore.

       Elle lui écrivit, exposa ses projets, lui parla de M. Parme, et demanda à écouter ses sons. Il acceptât bien volontiers. M. Parme, qui eût vent de cette demande, formulât la même requête. Les phonographies promises n’affûteraient sans doute pas son oreille – pas plus que celles de Lilas d’ailleurs qui ne lui en avait jamais vraiment laissé la possibilité. Mais qu’importe ? Toutes les ondes du monde étaient prétexte à voyager.