« Quoi de plus agréable que le crépitement d’une pluie sur la toile imperméable d’une tente ? ». Anis se rappelait cette question que « l’ermite aux feuilles d’or » (c’est ainsi qu’il aimait surnommer M. Parme) avait, au cours d’une promenade orageuse, soudainement posé. Elle avait jailli de son modeste corps arqué dont la courbe épousait le tronc du saule pleureur sous lequel ils s’étaient abrités. Déjà, les premières larmes du ciel coulaient le long de cette toiture d’émeraude. Anis ne savait comment comprendre la question de M. Parme : était-elle, comme il l’avait d’abord pensé, purement rhétorique ? Ou ouvrait-elle la voie au tri théorique de ses cueillettes phonographiques ? Pour toute réponse, il offrit un silence réfléchi. Dans sa tête cependant, les mots se croisaient, se mêlaient, se heurtaient aux échos liquides de sa mémoire sonore : averse indonésienne, orage noir toulousain, grêle printanière du Midi, neige solaire du lac de Neuchâtel. Lui revinrent deux phonographies pluvieuses, deux sœurs nées d’une même averse : la première écoutant le ciel, la seconde auscultant le sol. Un point d’écoute ; deux directions : deux fausse jumelles.
Ces prises de son qui, plus tard, le mèneraient jusqu’au métier d’audionaturaliste, lui rappelaient sans cesse de quelle richesse harmonique les chants d’averse sont faits : leurs gouttes tombent, roulent ou ricochent, tintinnabulent ou tambourinent, et leur chute compose avec l’encre des nuages les innombrables notes d’une partition céleste. Revient alors au micro, chef d’orchestre numérique, d’interpréter ces mélodies terrestres. Son orientation et son placement sont des éléments clés : à distance, il noie leurs détails dans un flux ; à proximité, il les cible, les attrape et les extrait pour les placer dans un lieu d’avant-plan où vit et vibre un pays d’harmoniques.
Une enfant l’accompagnant en sortie phonographique, affirma, à moitié sérieuse, que les eaux de pluie devaient bien rire lorsqu’elles dévalaient les montagnes. Les ruisseaux, les cascades et les fleuves n’étaient, selon elle, qu’un vaste réseau de toboggans dans l’enceinte planétaire d’un grand parc aquatique. Anis lui demanda, amusé, quel était, selon elle, le tout dernier bassin, celui où toutes les eaux au bout de leur chute se retrouvent pour barboter en paix. « L’océan bien sûr, s’exclama-t-elle c’est sur les plages de l’océan qu’on entend l’eau quand elle reprend son souffle ».
Il sembla à cette même enfant que les grillons de la prise précédente scandaient l’arrivée des vagues. Sans toutefois la contredire, Anis affirma que leurs stridulations s’entendaient également loin des côtes, dans la tiédeur des nuits sans sel. Pour le lui prouver, il lui fit écouter d’autres de ces cousins lunaires que le hasard de ses errances ou l’objectif de ses missions avaient placés sur son chemin. Grillons des villes, des jardins et des fleuves, solitaires ou grégaires, êtres de rêves ou de nuits blanches, aussi communs qu’uniques, aux mille et une musiques.
Des années durant, les recherches d’Anis en bioacoustique avaient balisé les sentiers de son ouïe. Sur les traces de Ludwig Koch, Jean C. Roché, Raymond Murray Schafer ou encore Bernie Krause, il avait méthodiquement cherché, capté et analysé les manifestations sonores d’espèces terrestres, aquatiques ou aviaires. Les aboiements, les bourdonnements, les bêlements, les beuglements, les caquètements, les hululements, les roucoulements et autres zinzinulements, qui flottent, fusent ou tonnent dans l’air des bocages, des estuaires et des dunes, des clairières et des landes, des vallées et des lacs, sont les mots aux lettres d’ondes que prononcent, quoique dans une langue autrement plus précise, son jargon scientifique.
Son amour immodéré des chants d’oiseaux autant que son intérêt pour les raisons de leur musique (et son angoisse de les entendre disparaître) avait donné un matériau ô combien riche et divers à ses premiers travaux. Privilège de l’initié : le concert des saisons – du moins celui de son patelin – lui semblait, à lui, auditeur averti, entièrement réservé. Les merles et leurs arias de printemps, les sautillements d’été des rossignols, les nuées d’automne des étourneaux, et les motifs hivernaux des rougegorges sonnaient comme les quatre marque-pages d’un ouvrage chapitré d’au moins 365 feuilles.
Ses catalogues se remplissaient d’images sonores, de noms d’espèces et de remarques diverses quant à l’heure, l’hydrométrie, la température, la nature du perchoir ou l’attitude du volatile. Ces relevés pavèrent la voie à des questions de méthodes dont les réponses, plus tard, interrogeraient leur raison d’être : comment enregistrer un chant ? S’agissait-il d’extraire son thème de leur lieu d’émission ou fallait-il, au contraire, le situer dans son cadre boisé ou sa zone de béton ? Pour la première option, le son avait des airs de signature anatomique de l’espèce, utile à son portrait et son classement taxinomique. Pour la seconde, il servait de support à l’analyse éthologique d’un comportement enraciné dans un espace et un système d’interactions. L’individu d’un côté ; de l’autre ses relations.
La voix flûtée de ce rougegorge, enjouée et mélodieuse, semblait répondre par un pied de nez – ou de bec – aux ondes noires d’une carlingue dont seule la source (d’inspiration) nichait dans des hauteurs, près d’une cascade de kérozène. Ici le zèle d’un passereau occupé à défaire, envers et contre tous, l’inusable trame de fer d’un ciel saturé, raturé de toutes parts, rappelait les airs espiègles et les imitations cocasses que les étourneaux – choses ailées ô combien curieuses – se proposait d’offrir, à l’angle de l’été et de l’automne, partout où les humains urbains veulent bien tendre l’oreille à leur chant – que dis-je ? leur charme de saltimbanques ; eux qui savent sonner comme des loriots, des hulottes, des foulques et même, ciel ils abusent ! comme de vraies buses.