Le bazar du bizarre (Colombine)

       Des hurlements d’enfants. Il s’agissait là de la première prise de son que Colombine pensa soumettre à M. Parme, ce vieil aveugle aux jeunes oreilles. Etrange démarche. Pourtant ce geste lui semblait tout à fait adroit. Il sonnait comme l’esquive d’un piège que son amie Lilas lui avait involontairement tendu. VMC de chiottes verdâtres, sombres souffleries de boulangeries miteuses, ruissellement noirâtre de canalisations crasseuses, drone ténébreux de leds blanchâtres et laides. Marin, pour préciser ce portrait, avait du appuyer le trait. M. Parme devait donc se tenir prêt.

       Rien d’absurde cependant : Colombine, il est vrai, aimait recueillir ces sonorités des marges. Certaines finissaient même par habiter les pièces expérimentales de ses compositions bruitistes. La base phonographique de sa musique avait fait sa réputation, à tel point que celle-ci, désormais, telle une ombre, la précédait. Il s’agissait de la devancer. Ces hurlements feraient diversion : un faux pas volontaire pour, espérait-elle, un contre-pied parfait.

       On l’attendait sur un carrefour électronique ? On la trouverait sous terre ou dans un arbre. Un automne étonnant lui revint. 2016 : des averses continues d’étourneaux aux premières lueurs du crépuscule. Des colonnes d’ailes jusqu’aux nuages et l’heure bleue saturée de leurs pisotements. Monstres de plumes, d’os et d’organes ; l’abstrac-son était pourtant là cachée dans la plus pure des concrétudes : le pavillon de leur bec.

       Elle avait fait parler des corps ; elle ferait discuter les lieux. Elle se rappela cet échange avec l’âme du Mausolée vert de Bursa. Une coupole accueillait les ultimes vibrations de jeunes ondes égarées. La persistance de leurs invisibles ricochets honorait l’âme du défunt enterré : sonorité égale éternité.

L'acoustique d'un cygne élastique(Mausolée vert, Bursa, Turquie, 2016)

       Un autre espace d’une drôle d’espèce : le sous-sol sourd d’un hippodrome. Nul tambour de sabots ou tonnerre d’applaudissements : seul, solitaire, le souffle abîmé d’un conduit asthmatique.

       Complainte métallique, blues électronique. Enfin Colombine marchait en terrain vaguement conquis, celui de ses premières errances et de ses éternelles amours ; ces décharges de l’écoute où se glânent tôles sonores et carcasses auditives : celles-là même qui avaient bâti sa réputation. Elle se rappela le râle halluciné d’un camion réfrigérant. Elle lui avait tendu son micro ; il avait dit sa sombre histoire.

       Entre deux îles voisines dérive un navire au souffle haletant. Son cœur tambourine comme une caisse claire usée, rouillée par la java des mers et le ballet des ans. Il fallait l’écouter pourtant ce moteur éreinté, souffrant, mourant même de ce que les humains, jamais, ne l’ai laissé voguer de ses propres voiles.

Le coeur d'un moteur(Entre Java et Bali, Indonésie, 2015)

       A Toulouse le sommet du parking des Carmes sonnait comme la cave d’un gratte-ciel de Detroit. Un parterre de voitures écoutait, quarante ans plus tard, nostalgique, une techno machinique, algorithmique et pourtant contingente, aussi bondissante qu’un vieux beat de Motown.

Detroit dans un parking(Parking des Carmes, Toulouse, France, 2017)

       Elle se rappela alors cette épave d’hélicoptère encastrée dans un ciel de plâtre. Ses hélices en  plastique tournaient dans une cabine d’indifférence, habitée tour à tour par une série d’hommes stressés, trop pressés par leur vessie ou leur rectum pour apprécier l’écho de ces pales musicales.

       Sa mémoire glissa sur le glitch d’un album de Purcell raturé de toutes parts. Du baroque digital dans la nef d’un plug-in, au sacrosaint croisement de jeunes ogives électroniques – Steve Reich, l’IDM. L’auteur de cette partition ? En l’occurence une autrice : une erreur ; celle d’une chaîne hi-fi en ruine. Toutefois, Colombine restait sceptique. Et si cette machine désirante, lassée d’écouter de sempiternelles rengaines, avait décidé d’en troublé le cours réglé en usant d’un libre-arbitre moins binaire que prévu ?  

       Colombine réussit là où Lilas, Marin et tant d’autres avaient échoué : elle égara M. Parme. Hors du corps qui les incarne, la respiration quasi cosmique de ses VMC et de leurs lointains cousins – leds, moteurs et bouches d’aération – soufflait de violentes alizés sur les fondations des écoutes analytiques et sifflait l’air d’une harmonie bruitiste que la réalité et sa contingence numérique s’étaient chargés de composer. Ainsi ni la fonction ni l’enveloppe de ces sons ne servaient-elles d’indice. Leur rôle et leurs contours demeuraient désespérément vagues. M. Parme s’avoua vaincu.

       Néanmoins, il utilisa l’argument fonctionnaliste pour renverser ce plateau de jeu et se déclarer, sinon vainqueur, du moins non-perdant. En effet, Colombine lui avait soumis des sons dont l’identification n’avait, d’après lui, qu’un intérêt relativement restreint : en effet, pourquoi apprendre à distinguer des VMC, les membres d’une fratrie de moteurs ou d’une famille de canalisations ? Pourquoi exhumer des cadavres d’ondes dans les déserts de l’audition ? Si peu de gens faisaient halte dans ces petites oasis… Certes, l’argument s’entendait, bien qu’il porta avec lui l’écho d’une certaine mauvaise foi.

       Une phonographie cependant avait charmé M. Parme, la seule d’ailleurs située sur la confluence de ce que l’on pourrait grossièrement nommer nature et culture : l’aplat vocal des étourneaux. L’abstract-son on ne peut plus concrète de ces cris d’oiseaux avait défriché un territoire inédit, semble-t-il voisin des paysages mobiles arpentés par Lilas : un lieu de cohabitation entre l’humus sonore des terres et l’humeur inspirée, sinon délirante, d’une ou d’un preneur de son. M. Parme et Colombine en discutèrent. Elle se souvint d’un ami audio-naturaliste, Anis, dont l’écoute phonographique des marais, des vallées et des bocages sauraient peut-être satisfaire la curiosité semble-t-il illimitée de M. Parme. D’abord attiré par les chants d’oiseaux, Anis avait composé une sonothèque de croassements, roucoulements, hululements, pisotements, piaillements et autres sifflements de la gent ailée, avant de réorienter ses recherches vers d’autres espèces, terrestres notamment. Il accepta que Colombine donna son adresse à M. Parme ; celui-ci lui écrivit sur le champ. Quelques jours après, ce vieil aveugle entendit monter dans la tiédeur de sa boutique d’hiver les sifflements d’été de jeunes martinets noirs.